Pour la deuxième fois de mon existence, j’ai passé dix jours en van en itinérance. La première fois c’était entre amies et avec ma fille. Cette fois-ci c’était à deux, en amoureuses. Et alors que tout me paraissait extraordinaire – les paysages, la tendresse, la marche, la connexion avec la nature, le sexe – une question n’a pas cessé de me tarauder pendant ces dix jours : Comment kiffer vraiment ? Suis-je vraiment en train de tirer le maximum de chacun de ces instants ?
Extraordinaire… C’est le mot ! Être en mouvement chaque jour, ensemble. Communier avec la nature. Être surprise par la beauté de lieux magnifiques sans cesse renouvelés. Donner et recevoir de l’amour. Me doucher dans la forêt. Savourer l’incongruité de moi et de mon rasoir au milieu de la mousse et de la végétation qui se moquent bien de savoir si je pique. Me baigner nue dans des lacs translucides en pleine montagne pendant que mon amoureux fait la sieste. C’était si bon. Et pourtant…
Il y a eu des petites tensions en moi. Des difficultés communicationnelles à surmonter. Deux jours de pluie qui ont suffi à nous faire déplorer l’instant présent et en réclamer un autre, ensoleillé. Des choix professionnels à assumer. Des guêpes... C’était des petites tensions, rien de grave, mais je les ai bien senties quand même. Et même si à aucun moment je n’ai souhaité être ailleurs que là où j’étais, je me suis demandé pourquoi ce voyage qui correspondait en tous points à ce que j’aime ne suffisait pas à annuler l’existence même des petits cailloux dans ma chaussure. Pourquoi être comblée sur tant de plans à la fois ne me donnait pas le pouvoir de transformer instantanément les cailloux en doux cotons délicatement accueillis par ma peau ravie ?
Parce que ce que je suis est avant tout à l’intérieur. J’ai beau être reliée et même en osmose avec l’extérieur, celui-ci ne me pénètre que par l’intermédiaire de ce qui existe au préalable en moi. Ni les montagnes Autrichiennes, ni les lacs Allemands, ni même les gestes et les mots parfaits de mon amoureux ne peuvent en une seconde faire cesser d’exister les tristesses, colères et apathies qui m’habitent.
Ma façon d’être au monde me poursuit où que j’aille. Ma façon d’être à moi-même ne change qu’en surface et momentanément lorsque j’ai le souffle coupé par un paysage ou un baiser. Au final il n’y que moi, face à moi, qui puisse changer ce que je porte.
L’extérieur m’aide bien sûr, me soutient et je m’appuie dessus, mais sans une décision de ma part, et les actes qui vont avec, ils ne suffiront pas. C'est à moi de décider comment j’utilise ces cadeaux de la vie pour évoluer, ou pas. Seuls, ils ne seront pas déterminants, ma décision le sera. Et j’ai décidé depuis un certain temps déjà, de m’appuyer sur tous les plaisirs de l’existence pour renaître à moi-même et transformer les cailloux et les pierres qui m’habitent encore en marches, belles et délicates, non pas pour monter vers un fantasme de moi libérée et libératrice du monde, mais pour descendre vers la simplicité de l’instant.
Cet instant qui, dépouillé, contient Tout.
Cet instant que je ne peux goûter qu'à travers l'expérience unique de qui je suis ici et maintenant.
Je sais le faire, je connais le bouton, celui qui fait cesser ma tête et me relie instantanément à mon expérience organismique. Je l’ai cherché de nombreuses années. Maintenant je sais l’actionner. Mais dès que je n’y prend pas garde, ma tête reprend les rennes. Alors je dois, pour l’instant, sans cesse rappuyer dessus, revenir dans mon expérience présente, dans mon corps.
C’est dans le sexe que je le fais le mieux, parce que c’est là que mon corps est le plus impliqué. Quand, en faisant l’amour, je sens que les sensations sont moindres, je sais que ma tête à repris le dessus. Je rappuie sur le bouton. Alors, de grossières et habituelles, les sensations deviennent subtiles, nombreuses, différentes, changeantes, surprenantes, intenses. Il en est ainsi de chaque instant. A la seconde où ma conscience se déplace de ma tête à l’entièreté de mon expérience présente, celle-ci ne pouvant qu'être vécue dans mon corps, tout ce qui m’est présenté devient riche et complexe.
Ces petits villages que je traverse ne sont plus seulement charmants, ils sont chauds, accueillants, drôles, laids, inconvenants, et tant d’autres choses encore. La sensation globale et unique se découpe tout à coup en une multitude de sensations, plus fortes, toutes différentes, parfois contradictoires qui finalement me remplissent entièrement et me reflètent mon propre assemblage unique de couleurs disparates.
Être présente à chaque instant, ce n’est pas, comme je l’ai cru longtemps, me baigner dans une sensation fabuleuse unique et éternelle. C’est au contraire, me livrer entière à toutes les sensations de l’existence, celles qui viennent du dehors et celles qui viennent du dedans, avec tout ce que je suis, qui change aussi à chaque instant.
Une vie entière, une expérience entière, une relation entière sera toujours faite de toutes les couleurs. C’est les englober toutes, intérieures et extérieures, belles et laides, faciles et difficiles, qui fait exister cette présence tant recherchée, en paix avec ce qui est, ici et maintenant.
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